« Tic, tic »

« Tic, tic »
Misophonie Mélany Bigot
© Mélany Bigot

Pour cet exercice, il fallait décrire le point de non-retour, peu importe sa forme. J’ai donc choisi de m’inspirer de ma propre vie et du trouble avec lequel je vis au quotidien.

C’était la malédiction de sa vie. Où qu’elle fût, elle ne pouvait y échapper, cela venait immanquablement la rattraper. Et elle n’avait plus qu’à subir, à souffrir en silence et à prier pour que ça s’arrête au plus vite.

D’aussi loin qu’elle se souvenait, elle avait toujours été ainsi. D’une sensibilité plus forte, comme certains le supposaient. D’autres disaient simplement qu’elle était chiante. Au début, elle avait cru qu’il s’agissait d’hyperacousie, mais après de nombreuses recherches, elle avait enfin trouvé : misophonie et misokinésie. Deux mots barbares qui cachaient son enfer quotidien.

Elle s’en était rendu compte pour la première fois à l’âge de cinq ans, en entendant sa petite sœur ronfler de l’autre côté du couloir. Chaque inspiration, chaque expiration était comme une aiguille s’enfonçant dans ses tympans. Son rythme cardiaque s’accélérait, et elle était partagée entre l’envie de pleurer et celle de tout casser autour d’elle. C’était un fait inéluctable, ce bruit, pourtant anodin, avait un effet terriblement néfaste sur elle. Il lui faisait du mal.

Au fil des années, elle constata que d’autres sons avaient rejoint la liste : les sifflements, les ongles frappant une table, les clics des stylos ou des souris d’ordinateur, et tellement d’autres. Pire, aux bruits vinrent s’ajouter des mouvements, des doigts pianotant sur une barre de métro ou une jambe se balançant dans le vide. Tout cela, tout lui procurait la pire sensation qui fût, une rage couplée à un désespoir sans bornes.

De l’extérieur, personne ne comprenait son tourment. « Rooh, tu exagères, tu n’as qu’à penser à autre chose ! », « Regarde ailleurs », et tellement d’autres phrases semblables qu’elle avait entendues tout au long de sa vie. Si les choses étaient si faciles… Elle était tout bonnement incapable de faire abstraction de tous ces bruits et mouvements parasites. Ils entraient dans ses yeux et ses oreilles, et rongeaient son cerveau. Et son moral.

Elle avait songé à demander aux gens qui l’embêtaient involontairement d’arrêter, en classe par exemple, ou dans le train. Mais quelque chose la bloquait, totalement. Elle ne parvenait à en parler qu’à ses proches, et encore, pas toujours. Elle avait également eu l’idée de mettre des boules quiès en classe, mais qu’en serait-il de ses examens de fin d’année ?

Vraiment, cette « maladie », puisque c’en était peut-être une, la détruisait à petit feu, et à mesure que son moral diminuait, elle sentait une boule de colère grandir en elle.

Ce lundi était d’autant plus déprimant qu’elle avait cours toute la journée, jusqu’à 18 h, et que sa camarade de classe – la seule avec qui elle s’entendait bien – avait décidé sans aucune raison apparente de se fâcher contre elle. Une longue journée de solitude en perspective, quoi de mieux pour pousser les nerfs à bout ?

Elle était assise au fond de la classe et attendait que le cours commence, les yeux perdus dans le vague. Le bruit fut comme un fer chauffé à blanc entrant dans sa chair pour la brûler. Un clic de stylo. Classique. Elle releva vivement la tête et chercha l’origine du son. Elle ne pouvait pas s’en empêcher. Quand elle vit qui en était l’auteur, elle écarquilla les yeux de surprise. Son amie. Son amie qui savait pourtant, elle l’avait mise dans la confidence. Elle la fixait avec un petit sourire et s’amusait avec son stylo. C’était évident, elle le faisait pour l’embêter. C’était ce qu’elle avait toujours craint, confier son secret, le secret de toute sa vie, à quelqu’un et qu’il s’en serve pour lui faire du mal. C’était exactement ce qui était en train de se produire. Leur échange de regards dura quelques secondes, jusqu’à ce que le professeur entre. Elle eut alors un moment de répit. Mais elle sentait, elle savait que ce ne serait que de courte durée. Régulièrement, elle voyait son amie lever sa main tenant son stylo, hésiter quelques instants avec son pouce posé sur le bout, puis cliquer.

Le premier cours fut un enfer. Le deuxième tout autant. Elle avait les larmes aux yeux, mais elle ne pouvait rien faire. Jamais ses parents n’accepteraient qu’elle quitte le lycée pour un prétexte aussi futile. Elle gardait le regard fixé sur le stylo. Elle ne réfléchissait plus, elle ne faisait que ressentir chaque coup. La boule en elle grossissait, grossissait, et…

Elle n’entendait même plus la voix du professeur, elle ne voyait plus la salle de classe ni ses camarades. Comme un automate, elle posa ses mains sur la table, s’appuya dessus pour se lever et s’avança d’un pas mécanique vers son amie qui lui tournait le dos, continuant son petit manège, inconsciente de ce qu’elle avait déclenché.

Elle s’arrêta près de la table et baissa les yeux. Sa camarade sursauta en la voyant et eut pour réflexe d’appuyer une nouvelle fois sur son stylo. Une explosion.

Lentement, elle leva le bras, le poing serré, les lèvres pincées en une expression glaciale. Son amie eut tout juste le temps d’écarquiller les yeux de stupéfaction. Puis le poing s’écrasa sur son visage, tellement violemment qu’elle bascula de sa chaise et s’étala au sol. Des exclamations de surprise fusèrent, mais elle s’en fichait.

La boule avait éclaté. Elle était libre.



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