Ce n’est qu’un au revoir…
Le silence. Écrasant pour certains. Pour moi, il est source de vie, de paix, de joie. Assise dans l’herbe verte et moelleuse, je ferme les yeux et écoute cette absence de son. Il n’y a qu’ici que je peux vivre une telle expérience. Vraiment, il n’y a pas un bruit, rien. Pas de vent, pas d’oiseaux, pas de voiture. Non, le silence, total, enveloppant, apaisant, rassurant. C’est l’occasion de développer mes autres sens.
Sous mes doigts, je ressens les brins gorgés de vie, la terre encore humide des dernières pluies, les roches qui forment le socle de cette terre si belle. La caresse presque imperceptible de la bise frôle mes joues. Elle est là, discrète, certes, mais bien présente, accompagnée par la douce tiédeur du soleil matinal. Derrière mes paupières closes, je le sais, le ciel est bleu, avec seulement quelques nuages qui flottent ici et là.
À mes narines arrive l’odeur du foin, de l’herbe fraîche, de la campagne, le tout mélangé au parfum plus léger de l’océan qui court à perte de vue face à moi.
N’y tenant plus, j’ouvre les yeux et regarde cette masse bleue et ondoyante traversée par quelques voiliers, minuscules de là où je suis. Pour eux, je suis sûrement aussi microscopique. Je ne suis même pas certaine qu’ils puissent me distinguer. Perdue au milieu de la prairie de mon île, dans les hauteurs qui surplombent la plage et la mer, je suis presque invisible. Et j’aime ça.
Mais ce paradis, il me faut le quitter. Chaque année, c’est la même chose. La même déchirure. Pourtant, je sais que l’an prochain, je reviendrai. C’est la tradition depuis des décennies. De septembre à juillet, je me sens en apnée. C’est vraiment comme si je me retenais de respirer. Je suis en pause, en hibernation. Et ce n’est que lorsque je descends du ferry et que mes pieds touchent le sol du port que je sais que je suis vivante, que ma vie peut reprendre, que je peux à nouveau être moi-même.
Pendant tout le trajet qui me conduit jusqu’à la maison, je ne perds pas une miette du spectacle grandiose qu’offre cette terre perdue au milieu des embruns. On traverse de petits villages aux maisons blanches, aux volets et aux contours des fenêtres colorés, bordées d’hortensias roses et bleus. On longe la côte ; le soleil qui se couche à ce moment-là offre un panorama à couper le souffle. L’océan s’embrase, il passe de bleu à un roux flamboyant qui ondule au rythme des vagues teintées d’écume. J’entrouvre la fenêtre et hume à pleins poumons ce merveilleux parfum iodé.
La voiture passe sous les hauts pins qui protègent l’île des vents. Je le sais, on approche. On traverse le dernier bourg, puis le panneau du lieu-dit apparaît. On grimpe la montée raide – j’admire les cyclistes qui s’y engagent sans broncher. Le moteur peine, il cale, on rit. On est en vacances, pas besoin de se presser. Je vois les maisons des voisins, ces gens que je ne vois qu’une fois dans l’année, mais qui sont devenus de véritables membres de ma famille, essentiels à mon bonheur et à un séjour réussi.
J’aperçois enfin le portail blanc ; il est ouvert, on se gare dans l’allée et je sors avant de faire quelques pas dans l’herbe bien verte. Ici, pas de sécheresse, la végétation est reine, et l’air chargé d’odeurs de terre et de plantes le fait bien sentir.
Je tourne la tête vers cette maison tout en longueur, à la façade immaculée et aux volets de bois vert sapin. Elle n’est pas parfaite, elle a subi les assauts du temps et de l’air marin pendant des années. Mais elle est là, fière, résistante et prête à m’accueillir. Mon refuge. Notre refuge, à moi et ma famille.
À présent que je franchis le portail tout au fond du jardin, j’ai un pincement au cœur et une terrible envie de pleurer. Rien n’a changé, et tout semble différent. Peut-être est-ce dû au soleil de la fin de l’été qui n’a plus le même éclat, le même enthousiasme quand il brille ? Ou est-ce autre chose ?
J’ai soudain une peur indescriptible qui me tord l’estomac et me coupe presque le souffle. Et si c’était la dernière fois ? Lorsqu’on aime un lieu, une personne, une habitude, on craint toujours un peu de le perdre. C’est ce qui donne la valeur aux choses : elles ne sont pas acquises et on peut, à tout instant, nous les retirer. Je prends conscience de cette précarité en promenant mes yeux sur cette maison, ce jardin, ces lieux qui ont bercé mon enfance et le début de ma vie d’adulte.
J’imagine le futur, une vie en apnée pour toujours. Perdre ce sanctuaire, ne plus pouvoir me retrouver, me sentir chez moi, en paix avec mon âme.
Quand la voiture s’éloigne, je jette par la fenêtre un dernier regard au portail blanc et à la façade écaillée de la maison. Mon cœur se serre. Et je murmure, la gorge nouée :
– À l’année prochaine…?
Beau texte, vive la nature, me fait penser à l’écrivain Stijn Streuvels, neveu de Guido Gezelle…
Bien sûr que ces derniers écrivait en Flamand, qui forme la base pour le néerlandais pour moi.
Bonne continuation !