Abby McAlban : Le Chevalier de l’eau

Abby McAlban : Le Chevalier de l’eau

Attention ! Cette nouvelle contient d’importants spoilers des quatre premiers tomes d’Abby McAlban. Néanmoins, si vous ne comptez pas lire les livres, il est possible de comprendre ce texte sans problème. Bonne lecture !

Le Chevalier de l'eau

On ne pouvait pas dire que Robyn était enchanté. Jusque-là son apprentissage en tant que futur Chevalier de la Table Ronde s’était relativement bien passé, mais son chef, Galaad, venait de lui annoncer une nouvelle qui ne lui plaisait qu’à moitié. Il était écuyer depuis maintenant trois mois, et il était temps pour lui de passer quelques rites dits initiatiques. Tous ses futurs frères d’armes y avaient déjà eu droit, mille ans plus tôt, et désormais, c’était à son tour.

Il s’agissait pour lui de se familiariser avec les trois autres peuples principaux de Tar-Minyatur, les fées, les Elfes et les centaures, d’apprendre à vivre avec eux et découvrir leurs mœurs, chacun leur tour. Le jeune homme avait été soulagé d’apprendre qu’il n’aurait pas à aller chez les vampires, qui venaient à peine de faire leur retour sur le continent, ni chez les unseelies, bien trop petites, et encore moins chez les sirènes et les tritons pour des raisons évidentes.

En revanche, ce qui ne lui plaisait guère, c’était qu’il devrait se rendre en premier à Brésol pour y vivre pendant une bonne semaine. La perspective de fréquenter le roi Adanedhel ne le réjouissait pas des masses. Robyn vivait au palais de Tirith depuis plusieurs mois déjà et il avait eu l’occasion de croiser le centaure, qu’il trouvait passablement désagréable. Quand Blake avait appris qu’il devait aller là-bas, il lui avait ri au nez, ravi de voir son rival dans une telle situation.

L’aube pointait tout juste quand Galaad vint réveiller Robyn. Le jeune sorcier avait pris l’habitude de se lever très tôt, mais il avait malgré tout des cernes sombres sous les yeux. Il avait entrepris de prendre un bain rapide, puis de se préparer pour partir. Son sac de voyage était déjà prêt depuis la veille, il ne lui restait plus qu’à s’habiller. Comme il n’était pas encore un Chevalier à part entière, il n’avait pas droit à l’uniforme bleu et argenté et il pouvait s’habiller comme il le souhaitait. Il enfila donc un pantalon noir, un tee-shirt de la même couleur et il passa par-dessus son habituelle veste recouverte de décorations argentées en tous genres. Il enfonça ses pieds dans ses bottes à bouts ferrés et posa son chapeau rond sur ses cheveux bruns et bouclés, encore humides d’avoir été lavés. Face au miroir, il souligna rapidement ses yeux d’un trait de crayon noir, comme il avait pris l’habitude de le faire depuis quelques années, puis il remit de l’ordre dans sa chambre, ramassa ses affaires et s’empressa d’aller rejoindre Galaad, qui devait l’attendre dans le hall. À cette heure si matinale, il doutait de croiser ses amis, qui dormaient en général jusqu’aux environs de dix ou onze heures, mais il leur avait dit au revoir la veille. Et il ne s’agissait que d’une semaine d’absence. Même s’il devait avouer qu’Abby lui manquerait particulièrement.

Comme il l’avait supposé, Galaad était dans le grand hall, près de la double-porte ouverte, et il discutait avec les deux gardes en faction. Selon la tradition, il était prévu qu’il accompagne Robyn à Brésol, mais qu’il reparte à Tirith avant le soir pour le laisser se débrouiller seul. À cette pensée, le jeune homme sentit son ventre se tordre d’angoisse. L’idée d’être le seul humain à des kilomètres à la ronde ne l’enchantait pas des masses.

– Je suis prêt, annonça-t-il en s’arrêtant près de son chef.

Celui-ci portait son uniforme de Chevalier et son épée à sa ceinture. Il se tourna vers le jeune homme et lui sourit.

– Bien dormi ?

– Oui, mais pas assez.

Galaad se mit à rire et il donna une tape sur l’épaule de Robyn.

– Tu t’y feras. J’avais du mal à me lever quand j’avais ton âge, mais on finit par prendre le pli. Et le fait que j’aie dormi pendant mille ans a peut-être aidé, ajouta-t-il après une seconde de réflexion.

Il sortit une perle de voyage de la poche de son pantalon bleu marine et désigna la porte.

– Nous y allons ? Il y aura un peu de marche pour atteindre Bressilian[1].

Tous deux saluèrent les gardes et descendirent les marches qui menaient à la grille. Il leur fallait s’éloigner de l’enceinte du palais pour que la magie des billes turquoise puisse fonctionner. Les rues n’étaient pas encore très animées à cette heure aussi matinale et ils ne croisèrent pas grand-monde sur la route. Robyn garda le silence, les yeux baissés et les mains crispées sur la bretelle de son sac.

– Eh, détends-toi, dit Galaad. Tout va bien se passer, ce n’est qu’une semaine.

– Oui, mais une semaine avec le roi Adanedhel, grimaça le jeune homme.

– Hum, j’avoue qu’il n’est pas le souverain le plus sympathique de Tar-Minyatur. Il bat le roi Valaraukar, c’est certain.

– Ça me donne encore moins envie d’y aller, soupira Robyn. Tu as dû faire ton apprentissage là-bas toi aussi ?

– Eh oui, comme tous les autres Chevaliers, répondit Galaad. Arthur aussi l’a fait avec nous, il était notre chef avant de désigner Samwell comme successeur. Mais le roi était différent. Artyleth, l’ancêtre d’Adanedhel. Il était moins… en contradiction perpétuelle avec les humains. Mais même si le roi Adanedhel a des défauts, il faut reconnaître qu’il fait en sorte que la paix entre les centaures et les autres peuples de Tar-Minyatur demeure. Ton apprentissage à Brésol contribue à entretenir cette bonne entente, d’ailleurs, et les échanges commerciaux aussi.

– Je m’en serais bien passé, marmonna Robyn. C’est surtout l’idée d’être tout seul là-bas, c’est assez angoissant.

– Je comprends. J’étais angoissé moi aussi. Mais finalement, tout s’est très bien passé. Et tout se passera très bien, tu verras. Le jeu en vaut la chandelle.

Robyn soupira doucement, mais il se força à sourire à son supérieur. Il le savait, la peur de l’inconnu était universelle, et cela ne servait à rien de tergiverser sur sa future mission. Quand ils se furent suffisamment éloignés du palais, Galaad s’arrêta et posa sa perle de voyage sur le sol avant de l’écraser violemment avec son talon. La fumée turquoise habituelle enveloppa les deux hommes, qui disparurent de Tirith. En quelques secondes, ils traversèrent les milliers de kilomètres qui les séparaient de Brésol et ils se rematérialisèrent au milieu de nulle part.

De toute sa vie, qui n’était pas des plus longues, Robyn n’avait jamais mis le pied au pays des centaures. Au Nord-est de Tar-Minyatur, non loin du Grand Portail de Lumière, le royaume n’était pas réputé pour attirer beaucoup de touristes, notamment à cause du caractère farouche et plutôt désagréable de ses habitants, mais également pour l’inexistence de grandes structures ou de véritables villes. Contrairement à Broliande, il semblait y avoir peu d’arbres, et Robyn vit surtout de vastes landes sauvages qui s’étalaient autour de lui à perte de vue. La végétation ressemblait plutôt à celle qu’on pouvait voir sur le reste du continent et elle n’était pas bleue comme à Aranduri.

Le soleil avait franchi depuis peu la ligne d’horizon et il baignait la nature dans une belle lumière dorée. Malgré le mois de février bien avancé, l’air était plutôt doux, ce qui n’était pas pour déplaire à Robyn. Galaad ne perdit pas de temps et il commença à avancer droit devant lui, faisant craquer sous ses épaisses bottes les ronces et les herbes folles qui se présentaient devant lui.

– La ville est loin ? s’enquit Robyn en le rejoignant.

– Un peu. Une petite heure de marche. Le roi Adanedhel est… Comment dit le roi Blake déjà ? Parano ?

– Oui, c’est ça, sourit Robyn.

– Il n’avait pas envie de laisser des inconnus atterrir trop près de sa ville, reprit le Chevalier. Il a peur d’une attaque. C’est futile, si tu veux mon avis, mais bon…

Ils marchèrent quelques instants en silence, l’un à côté de l’autre.

– Je peux te poser une question ? demanda Galaad au bout d’un moment.

– Oui ?

– Pourquoi est-ce que le roi Blake a toujours l’air fâché contre toi ?

Robyn s’arrêta et fixa son supérieur, interloqué. Il ne s’attendait pas du tout à cela.

– C’est vrai, je croyais que tu étais ami avec les quatre souverains, reprit Galaad. Mais avec le temps, j’ai remarqué à quel point le roi Blake semblait en colère contre toi. Il passe son temps à te lancer des piques et à te contredire. Tu lui as fait quelque chose ?

Robyn soupira en baissant les yeux et il reprit sa marche, devançant Galaad pour éviter son regard.

– C’est assez compliqué, marmonna-t-il.

Les Chevaliers n’ignoraient rien de son passé de sorcier, ils savaient – du moins croyaient – qu’il était le fils de Lord Angel, mais cela ne les empêchait pas de l’accepter comme leur frère et de l’entraîner à devenir l’un des leurs. Robyn n’était pas fier de tout ce qu’il avait fait pour les clans de l’Ombre, mais il assumait encore moins ce qu’il avait fait à Blake.

– Tu n’es pas obligé d’en parler, si tu n’en as pas envie, dit Galaad.

– Autant en parler maintenant, répliqua Robyn. Si c’est Blake qui t’en parle un jour, il risque de tout déformer. Même si c’est loin d’être glorieux.

Il marqua une pause et inspira pour se donner du courage.

– J’ai failli tuer Blake, laissa-t-il tomber. C’était ma mission, Lord Angel m’avait envoyé sur Terre pour que je le trouve et que je le tue. C’était le seul moyen pour lui de récupérer Excalibur et d’empêcher la prophétie des Gardiens de se réaliser. Et j’ai obéi, aveuglément, comme je l’ai fait toute ma vie. Comme un lâche.

– Non, c’est faux, dit Galaad d’un ton ferme.

Il s’arrêta et attendit que Robyn ose lever les yeux vers lui.

– Tu n’es pas un lâche Robyn, et tu ne l’as jamais été. Tu étais sous l’influence de ton père, qui était un homme très dangereux. N’importe quel garçon de ton âge aurait fait la même chose. Tu as été élevé par lui, et pourtant, regarde où tu en es aujourd’hui. Tu te prépares à devenir Chevalier de la Table Ronde, un honneur que très peu connaissent. Et tu es l’ami proche de la reine Abigail, une fois encore, peu de gens peuvent s’en vanter.

– Oui, mais je n’arrive pas à assumer tout ce que j’ai fait pour Angel, soupira Robyn. Tout ça pour qu’il m’aime. Finalement, aujourd’hui, tout ça a tellement peu d’importance.

– Lord Angel était ton père, raisonna Galaad, c’était tout à fait normal de…

– Justement, il ne l’est pas. Lord Angel n’est pas mon vrai père, juste celui d’Adyss.

Il avait fait cette révélation d’une voix qu’il voulait sûre, mais qui tremblait légèrement, et il fixait le bout de ses bottes pour fuir les yeux perçants de son chef. Cette fois-ci, Galaad parut surpris.

– Vraiment ? s’étonna-t-il. Tu l’as toujours su ?

– Non, sinon ça aurait changé beaucoup de choses. Ça m’aurait évité de faire pas mal de bêtises. Je l’ai appris dans les Lymbes, avec un test que la princesse Alaïs nous a fait passer. Du coup, je me sens encore plus coupable de toutes mes actions.

– Tu ne devrais pas. Quand tu les faisais, tu ignorais que Lord Angel n’était pas ton père. Et je pense qu’on peut dire que tu t’es bien rattrapé par tes actions récentes. Ton aide pendant la guerre, tes informations sur Enig Mate et sur les sorciers des clans de l’Ombre, sans parler de la protection que tu apportes aux quatre souverains. Crois-moi, ce n’est pas rien. Et si la reine Abigail t’a accordé son pardon sans hésiter, je ne vois pas pourquoi on devrait avoir quelque chose à redire.

– Mais Blake est très rancunier…

L’ombre d’un sourire passa sur les lèvres de Galaad, qui recommença lentement à marcher.

– Oui, j’avais cru remarquer, dit-il. Il est encore très jeune, ce trait de caractère passera peut-être avec le temps. Et quand tu seras adoubé, il changera sûrement d’opinion sur toi.

Robyn fit une moue dubitative, mais il n’ajouta rien. Connaissant Blake, il était peu probable qu’il change d’avis un jour.

– En tout cas, tout cela ne change pas l’opinion que j’avais de toi, tu restes le même à mes yeux. Quelqu’un de bien, et mon futur frère d’armes.

Robyn releva les yeux vers son compagnon et sourit, profondément touché par les paroles du Chevalier.

– Merci, dit-il. Ça compte beaucoup pour moi.

Galaad sourit à son tour et il donna une tape sur l’épaule du jeune homme.

– Je t’en prie. Je sais que ta vie d’avant n’a vraiment pas dû être facile. Je suis là, si tu veux en parler.

– C’est gentil. J’essaye de ne pas y penser, mais ça revient souvent me hanter. La nuit surtout. Je me rappelle de toutes les choses affreuses que j’ai dû faire.

– Est-ce que tu as dû tuer des gens ?

Le visage de Robyn s’assombrit, mais il secoua la tête.

– Non. Enfin, oui, Angel voulait que je le fasse, mais je n’ai jamais réussi. Blake a été ma dernière… tentative, si on peut dire. Et s’il n’avait pas eu ses pouvoirs cette nuit-là, peut-être que je serais finalement allé jusqu’au bout.

En pensant à cette hypothèse, un frisson désagréable remonta dans son dos.

– Ce n’est pas certain, répliqua Galaad. Tu vois, tu es une bonne personne.

– Peut-être… Je me rappelle de toutes les personnes que j’ai menacées, je ne peux pas m’en empêcher. Il y avait ces trois filles, au clan du Faucon. Je me rappelle encore de leurs noms. Runes, Anaëlle et Morgane. Des sœurs, les filles de Jar, le chef du clan. Lord Angel voulait que je les tue pour l’exemple. Pour montrer que quiconque refusait l’autorité du roi des clans de l’Ombre aurait de sévères répercussions. Je me suis retrouvé face à ces trois filles, elles étaient encore des enfants. Quoique, elles ne devaient pas être bien plus jeunes que moi, en fait. Elles avaient l’air terrorisé. J’étais devant elles, avec un simple couteau. Tout aurait été tellement simple. Mais je n’ai pas pu m’y résoudre. J’ai préféré leur faire peur avec mes pouvoirs et je les ai laissé fuir. Lord Angel n’avait jamais été aussi furieux. Il m’a fait payer le prix fort, j’en ai encore les cicatrices dans le dos.

– Oh, il te battait, murmura Galaad. C’était bien pire que ce que je pensais.

– Mais c’est derrière moi, compléta Robyn d’un ton qu’il voulait assuré. Maintenant, j’ai une tout autre vie. Il faudrait que j’arrête de penser à tout ça. Et que Blake arrête de me reprocher chaque jour ce que j’ai fait…

– Oui, une toute nouvelle existence t’attend, approuva Galaad. Bientôt, tu revêtiras l’uniforme des Chevaliers et tout le monde oubliera que tu étais un sorcier, j’en suis persuadé.

– Je l’espère.

Ils poursuivirent leur marche dans la lumière dorée du soleil levant. Robyn écouta les recommandations de son supérieur sur le peuple des centaures, notamment à propos de leur susceptibilité qui n’était plus à démontrer – le roi Adanedhel n’avait toujours pas digéré de se faire traiter de poney par Blake. Il était presque neuf heures quand ils arrivèrent enfin en vue de Bressilian. Robyn ne s’était absolument pas attendu à cela. La « ville » ne possédait aucune construction, aucune infrastructure. Elle n’était composée que de larges tentes disposées au milieu d’une vaste plaine. À vue d’œil, il devait bien y en avoir plusieurs milliers. Malgré l’heure matinale, le campement grouillait d’activité, et de là où Robyn se trouvait, il pouvait voir avancer dans les allées des hommes, des femmes et des enfants, mi-humains, mi-chevaux. Il avait eu l’occasion d’en fréquenter de près lors de la bataille contre les morts-vivants, mais il devait avouer qu’il était à chaque fois étonné par leur morphologie hors norme.

Nullement impressionné, Galaad commença à descendre la pente douce qui menait jusqu’à la ville de tentes.

– Pourquoi est-ce qu’il n’y a pas de maisons ? voulut savoir Robyn.

– Les centaures sont comme les Elfes, ils préfèrent vivre en extérieur, expliqua le Chevalier. Et ils ont longtemps été un peuple nomade, ils n’aiment pas être enracinés à un endroit.

Ils étaient à une bonne centaine de mètres des premières tentes quand un groupe de centaures vint au trot à leur rencontre. Tous étaient grands, environ deux mètres cinquante, et leurs torses musclés et bronzés étaient nus. Pour la plupart, leurs bras étaient recouverts de tatouages sombres et tribaux, et ils portaient leurs cheveux longs et noués en tresse ou en chignon. Ils tenaient des lances, mais paraissaient plus sur la défensive que dans l’attaque.

Galaad s’arrêta, imité par Robyn, et leva une main.

– Hallà[2] ! dit-il d’une voix forte. Je suis Galaad dal Akanin, chef des Chevaliers de la Table Ronde. Et voici Robyn de Tirith, mon écuyer.

– Le roi Adanedhel nous a prévenus de votre visite, répondit l’un des centaures à la robe brune. Suivez-nous.

Il allait faire demi-tour, mais ses yeux se posèrent sur l’épée attachée à la ceinture de Galaad.

– Et donnez-nous vos armes, ajouta-t-il. Seuls les centaures sont autorisés à être armés dans Bressilian.

Robyn ne put s’empêcher de froncer les sourcils devant le ton un peu trop impérieux de leur interlocuteur. Il n’avait jamais porté les centaures dans son cœur, mais il sentait que ce séjour n’allait pas arranger les choses. Cependant, Galaad ne se démonta pas et il détacha calmement son arme pour la tendre au centaure, qui s’en saisit avant de se tourner vers Robyn.

– Tu n’as rien sur toi ?

– Non, juste mes vêtements dans mon sac, répliqua le jeune homme. Vous voulez vérifier ?

Le centaure lui adressa un regard courroucé, mais il ne répliqua pas et il se contenta de faire demi-tour.

– Venez, dit-il simplement.

La troupe de gardes les encadra et tous se mirent en route vers le campement. Une grande allée principale en terre battue traversait les tentes, entre lesquelles se trouvaient des chemins plus petits recouverts d’herbe et de traces de sabots. Certains des pavillons étaient ouverts et laissaient voir leur intérieur, très sobre, et souvent ornés de coussins, de tapis et de tentures. Sur le seuil de plusieurs d’entre eux, des femmes et des enfants centaures les regardèrent passer avec curiosité. Les plus jeunes montraient du doigt les jambes de Galaad et Robyn, étonnés. Peut-être n’avaient-ils jamais vu d’êtres humains auparavant, les visites à Brésol étaient plutôt rares. Robyn devait avouer qu’il était tout aussi intrigué qu’eux. Il avait fréquenté des guerriers mâles lors de la guerre, mais il n’avait jamais eu l’occasion de voir de femelles avant ce jour. Si les centaures qui les escortaient avaient le visage fermé, ceux qui composaient le reste du peuple de Bressilian avaient l’air plutôt avenant et beaucoup sourirent et firent un signe de la main aux deux humains. Les femmes avaient la peau aussi halée et les cheveux aussi longs que ceux de leurs congénères masculins, mais leurs corps étaient plus graciles et elles paraissaient plus petites.

– Est-ce que vous faites partie de la garde rapprochée du roi Adanedhel ? voulut savoir Galaad alors qu’ils avançaient.

Le centaure à la robe brune lui jeta un regard en coin, comme s’il hésitait à lui adresser la parole, mais il finit par répondre.

  – Oui. Je suis son Saskatch. Je ne connais pas l’équivalent chez les humains. Un peu comme vous, si vous voulez. Je m’appelle Aiden.

  – Ravi de vous rencontrer, Aiden.

Le centaure fit un petit signe de tête au Chevalier. Il semblait toujours sur la défensive, mais il paraissait légèrement se détendre face au comportement calme de Galaad. Les autres, quant à eux, gardaient le silence, les mains crispées sur leurs lances et les yeux rivés droit devant eux. Ils marchèrent de longues minutes dans le dédale de toiles colorées, et Robyn, après avoir regardé autour de lui avec intérêt, en profita pour mieux observer ceux qui lui tiendraient compagnie pendant les jours à venir. Aiden était le plus proche, c’est sur lui que son attention se porta. Jusqu’à la taille, son corps était parfaitement humain. Deux tatouages s’enroulaient le long de ses bras, de ses larges épaules à ses poignets où étaient noués des bracelets de cuir. Ces ornements étaient, avec un lacet noir orné d’un pendentif en pierre autour de son cou, les seules choses qu’il portait sur lui. Au niveau de ses hanches, son corps devenait celui d’un cheval tout en muscles, aux poils courts et soignés. Ses sabots étaient sombres et luisaient, et sa queue aux crins couleur nuit frôlait le sol.

Ses cheveux étaient d’un noir de jais, comme ceux de presque tous ses camarades, et il les avait attachés en une tresse qui tombait devant son torse dont la musculature aurait fait baver d’envie un bodybuilder. Il portait une courte barbe et son visage aurait pu être séduisant s’il n’arborait pas cet air mi-renfrogné, mi-supérieur propre à son espèce.

Au bout d’un moment qui parut interminable à Robyn, d’autant qu’il commençait à ressentir le poids de son réveil aux aurores, Aiden leur montra une tente plus grande que les autres, une sorte de gigantesque velum ocre.

  – C’est ici que le roi Adanedhel habite, expliqua-t-il. Attendez ici, je vais voir s’il est prêt à vous recevoir.

Galaad inclina la tête pour montrer qu’il avait compris et Aiden s’éloigna pour entrer dans la tente. Sentant le stress monter chez Robyn, il lui adressa un sourire confiant.

  – Tout va bien aller, lui murmura-t-il.

Aiden ne mit pas longtemps à venir les rejoindre. Depuis le seuil du velum, il leur fit signe de le suivre, ce qu’ils firent aussitôt. Les autres centaures restèrent à l’extérieur, prêts à intervenir en cas de besoin. La tente était spacieuse et découpée en plusieurs parties grâce à des paravents et des rideaux de tissu. Ils entrèrent dans ce qui devait être la salle d’audience du roi Adanedhel. Contrairement à ce que Robyn escomptait, il n’y avait personne, hormis le souverain lui-même. Debout au milieu de l’espace aménagé, il regarda les visiteurs s’approcher, la mine désapprobatrice. Il était comme dans les souvenirs de Robyn, très grand, avec la peau mate et un corps de cheval noir. Ses cheveux, de la même couleur et légèrement ondulés, étaient détachés, ce qui était plutôt rare chez lui, et tombaient jusqu’à la jonction entre sa partie humaine et sa partie animale. Contrairement à Aiden, il n’arborait aucun tatouage sur les bras, uniquement sur les pectoraux, des lignes diagonales et rouges rappelant la forme de griffures. Il était lui aussi torse nu, mais il portait une épaisse ceinture de cuir et d’or autour de la taille, qui masquait son nombril, ainsi qu’une médaille dorée autour du cou pour signifier son rang. Contrairement aux autres souverains de Tar-Minyatur, il ne portait pas de couronne. Son épaisse barbe noire qui mangeait une partie de ses joues était attachée sous son menton par un anneau de métal et il avait, comme souvent, les sourcils froncés et les bras croisés sur sa poitrine.

  – Hallà, roi Adanedhel, salua Galaad en s’arrêtant devant lui. Merci à vous de nous recevoir chez vous.

  – Hallà, Sire Galaad, répondit le centaure. Voici donc le jeune Robyn de Tirith, c’est bien cela ?

Il toisa le sorcier avec une suffisance dont il ne se cachait pas. Robyn serra les mâchoires, mais il ne répliqua pas. Il n’avait pas envie de provoquer une dispute dès son premier jour à Bressilian.

  – C’est exact, confirma Galaad. Nous avions convenu que je viendrai le chercher mercredi prochain, êtes-vous toujours d’accord ?

Adanedhel soupira, mais il hocha la tête.

  – Oui, oui, nous avions dit cela. De toute manière, je n’ai pas vraiment le choix, mes ancêtres ont pris cet engagement envers la Table Ronde. Je devrais bien trouver de quoi l’occuper.

Galaad et lui réglèrent quelques détails techniques sur le séjour de Robyn à Brésol, puis le Chevalier prit congé, laissant seul le jeune homme qui l’aurait volontiers accompagné. Après que le Chevalier ait fait ses adieux à son écuyer, lui assurant que tout irait bien, Aiden et les autres gardes le raccompagnèrent jusqu’à la sortie du campement. À son grand dam, Robyn se retrouva seul dans le velum avec Adanedhel. Celui-ci l’observa un moment en silence avant de se mettre lentement à marcher autour de lui.

  – Robyn de Tirith, dit-il. Nous nous sommes vus au palais, je me trompe ?

  – Euh oui. J’étais là pour combattre les morts-vivants.

Adanedhel réfléchit un bref instant avant de hocher la tête.

  – Le garçon qui se changeait en fumée, c’est bien cela ?

Robyn écarquilla les yeux.

  – Vous vous en rappelez ?

  – Je suis très physionomiste. Et on m’a parlé de toi. Le sorcier qui a trahi son clan.

Le visage de Robyn s’assombrit et il baissa les yeux.

  – Ce n’était pas un reproche, précisa Adanedhel.

Il s’avança jusqu’au jeune homme et s’arrêta devant lui. Il le dépassait de plus d’un mètre et Robyn dut lever la tête pour croiser son regard. Le centaure ne souriait pas, mais il avait l’air moins renfrogné.

  – Ce que tu as fait était courageux, déclara-t-il. Mon peuple est très sensible à cette qualité. Tu défendras bien ton royaume.

Robyn demeura bouche bée. Il rêvait, ou le roi venait de lui faire un compliment ? Il ne s’était certes pas attendu à une telle chose.

  – En attendant, reprit Adanedhel en se caressant la barbe, je ne sais pas vraiment quelle mission te donner. Un bipède comme toi est plutôt un handicap pour des gens comme nous.

Le jeune homme fit une moue blasée. Évidemment, c’était trop beau pour être vrai.

  – Je vais commencer par te faire faire le tour du camp, décida Adanedhel. Pour que tu puisses être autonome cette semaine. Et te montrer où tu vivras surtout.

Il désigna son sac d’un mouvement de la main.

  – C’est tout ce que tu as emmené ?

  – Oui.

  – Bien, suis-moi.

Il se dirigea vers la sortie du velum. Robyn fronça les sourcils et courut pour le rejoindre.

  – Quoi, c’est vous qui allez me faire visiter ? demanda-t-il.

Adanedhel haussa les épaules.

  – Oui. Cela te pose un problème ?

  – Non, c’est juste que … Vous êtes le roi, je ne pensais pas que …

  – Cela ne veut rien dire, l’interrompit Adanedhel. L’engagement de ton séjour se fait entre Tirith et moi-même, il est normal que je vienne avec toi. Même si je ne pourrai pas rester toute la semaine à tes côtés. Je t’ai d’ailleurs déjà trouvé quelqu’un pour t’encadrer. Maintenant, viens.

Tous deux sortirent du velum, devant laquelle attendaient quelques gardes. Adanedhel leur lança un regard sévère.

  – Je n’ai pas besoin d’être surveillé aujourd’hui, dit-il d’un ton sec. Allez vous occuper ailleurs.

Les soldats bredouillèrent des excuses et ils s’empressèrent de déguerpir après s’être inclinés. Le roi les suivit du regard avant de renifler d’un air méprisant.

  – Ils sont pires que des sangsues, marmonna-t-il. Toujours à me coller aux sabots.

Il commença à s’éloigner en rouspétant.

  – Ce n’est pas à vous de leur dire d’arrêter de venir ? demanda Robyn, qui devait presque courir pour rester à sa hauteur. Vous êtes le roi après tout.

  – Les choses ne sont pas si simples ici, grogna Adanedhel. Je suis à la tête du royaume, mais je partage le pouvoir avec le Conseil des Anciens, qui a tendance à vouloir me faire protéger et surveiller à chaque instant de ma vie. Une vraie plaie.

Il sembla réaliser qu’il marchait peut-être trop vite pour son invité et il ralentit la cadence.

  – Ces bipèdes, toujours à traîner, soupira-t-il.

  – Je fais ce que je peux, grommela Robyn. C’est facile de dire ça quand on a quatre jambes.

Adanedhel fronça les sourcils, mais il ne releva pas.

  – Il n’y a pas cela chez les humains ? demanda-t-il. Un Conseil qui prend les décisions avec les souverains ?

  – Non. Il faut dire qu’Abby et Blake ne sont pas seuls à gouverner, il y a Faniyael et Maxwell pour les aider. Et ils sont souvent conseillés par Akila Ira ou Jadarieus dal Darges. Mais ça n’a rien d’officiel.

Le centaure poussa un nouveau soupir las.

  – Quels chanceux.

  – Vous ne pouvez pas supprimer ce conseil ? voulut savoir Robyn. Ou changer ses membres ?

  – On ne bouscule pas des traditions vieilles de plusieurs millénaires. Bref, voici l’endroit où tu dormiras.

Il venait de s’arrêter devant une grande tente, à seulement quelques dizaines de mètres du velum.

  – Tu la partageras avec Aldrick, qui sera ton… ton tuteur, on va dire, pendant la semaine à venir. Il ne doit pas être ici, nous le verrons plus tard. Tu peux y laisser tes affaires.

Robyn approuva et il entra dans la tente, assez spacieuse pour loger plusieurs personnes. Dans un coin, un large futon était posé sur le sol. À l’opposé, plusieurs couvertures étaient pliées, sûrement pour le nouveau venu. Le jeune homme posa son sac près de la pile avant de rejoindre Adanedhel qui l’attendait.

  – Tu n’es pas encore allé à Aranduri et Broliande, c’est ça ? demanda celui-ci en reprenant sa marche.

  – Non, pas encore.

Le centaure poussa un grognement de déception.

  – Dommage, j’aurais pu m’inspirer de mes collègues pour te donner des choses à faire. As-tu une idée de ce que les Chevaliers ont fait lors de leur apprentissage ?

  – Pas vraiment, Galaad m’a juste dit que son séjour ici s’était bien passé. À mon avis, ils devaient apprendre les coutumes du royaume, la façon de vivre, aider les locaux, ce genre de choses.

  – Hum. Aldrick s’occupera de tout cela alors.

Adanedhel fit faire le tour du centre du campement à Robyn. Il lui montra les tentes où avait lieu la restauration, celles pour les soins médicaux, le quartier réservé aux soldats, celui des commerçants, celui, vide, des visiteurs, ainsi que les bains publics. Aux alentours de midi, il l’emmena déjeuner sur la place centrale devant le velum, avec quelques autres centaures qui lui posèrent des questions sur sa vie à Tirith. Robyn devait avouer qu’au fur et à mesure des heures qui passaient, il était de plus en plus surpris. De ce qu’il avait vu lors des visites des Brésoliens au palais, il s’était attendu à se faire mépriser, voire ignorer. Finalement, il se sentit vraiment bien accueilli et son stress du matin finit par s’envoler. Même Adanedhel n’était pas le roi désagréable dont il avait eu un aperçu. Sans parler d’un enthousiasme débordant, il était plutôt avenant et s’intéressait à son invité tout en lui parlant également de son pays et du mode de fonctionnement de Bressilian. Il lança quelques piques sur Blake, qu’il ne portait pas dans son cœur, et Robyn dut se faire violence pour ne pas abonder dans son sens. En tant que futur Chevalier, il devait respecter son souverain, quoi qu’il dise ou fasse.

Il était un peu plus de quatorze heures quand Adanedhel se décida à conduire Robyn auprès de son futur colocataire. Tous deux s’éloignèrent de la place centrale et du velum pour aller dans un endroit que le jeune homme n’avait pas encore visité. Les tentes étaient plus espacées et un large terrain herbeux avait été aménagé. Plusieurs centaures, pour la plupart des adolescents, s’entraînaient au tir à l’arc, l’arme favorite des Brésoliens. Contrairement à leur roi et aux soldats, ils portaient des tuniques de couleurs diverses.

  – Aldrick est ici ? demanda Robyn.

  – Oui, il est notre meilleur tireur. C’est lui, là-bas.

Adanedhel désigna un jeune centaure qui tenait son arc bandé, prêt à décocher sa flèche sur une cible à plusieurs dizaines de mètres de lui. Il devait avoir dix-huit ou dix-neuf ans. Il avait des cheveux mi-longs et châtain foncé qui tombaient devant son beau visage à la peau mate. Ses larges épaules étaient dissimulées par une fine chemise de lin blanc qui laissait deviner sa musculature. Son corps de cheval était d’un beau marron noisette et les crins de sa queue, de la même couleur que ses cheveux, étaient parcourus de petites tresses.

Aldrick paraissait intensément concentré sur sa cible. Il demeura immobile un instant, puis il souffla sur sa mèche pour dégager son regard et il lâcha sa flèche, qui fila à toute vitesse pour se ficher en plein milieu de la cible de bois. Plusieurs filles qui assistaient à son entraînement se mirent à l’acclamer vivement tout en l’encerclant.

  – Joli coup, commenta Robyn, impressionné.

  – Oui, il est vraiment doué, répondit Adanedhel sans chercher à cacher son orgueil.

  – Il est de votre famille ?

Le roi lui adressa un petit sourire en coin.

  – Cela se devine tant que ça ? ricana-t-il.

Robyn haussa les épaules.

  – Vous avez l’air tellement fier, ça ne m’étonnerait pas.

  – Aldrick est mon beau-fils. Le fils unique de ma seconde épouse. Son père est décédé quand il était enfant, alors quand je me suis marié avec Athénaïs, je l’ai recueilli.

  – Il est votre héritier alors ?

  – Non, soupira Adanedhel. Mon héritière directe est Nadeshda, ma fille. La seule que j’ai eue avec ma première épouse.

À l’entendre, il avait presque l’air de regretter qu’Aldrick ne soit pas à la place de Nadeshda. Mais à la réflexion, Robyn se souvint avoir entendu dire à Tirith que le roi Adanedhel avait souvent des problèmes avec sa fille, réputée très rebelle à Tar-Minyatur. Cependant, le jeune homme s’abstint de toute remarque et il se contenta de suivre son hôte en direction d’Aldrick, qui faisait face aux applaudissements de ses comparses féminines avec un embarras non-dissimulé.

En voyant leur roi s’approcher, les jeunes filles cessèrent pourtant rapidement de glousser et elles s’inclinèrent avant de se disperser, laissant Aldrick seul face à son beau-père, qui le dépassait d’une bonne tête.

  – Bravo, tu as encore mis dans le mille, le félicita Adanedhel.

Aldrick lui adressa une grimace déconfite.

  – Ce n’était qu’un entraînement, rien de génial, répliqua-t-il. Mais ça serait mieux sans cette horde de dindes sans cervelle, ajouta-t-il après un regard blasé vers les filles qui l’observaient de loin.

Il baissa la tête vers Robyn, debout aux côtés d’Adanedhel.

  – Oh, l’humain de Tirith est arrivé ! constata-t-il.

  – Parfaitement, répondit Adanedhel en croisant les bras. Voici Robyn, il va passer la semaine avec nous, comme je te l’avais expliqué. Il partagera ta tente, et je compte sur toi pour t’occuper de lui pendant ses journées ici.

Le jeune centaure adressa un sourire amical au sorcier.

  – Bonjour Robyn, je m’appelle Aldrick. Tu as déjà tiré à l’arc ?

  – Euh, non, jamais, je m’entraîne surtout à l’épée.

Le sourire d’Aldrick s’élargit et il frappa dans ses mains avec enthousiasme.

  – Parfait, voilà de quoi nous occuper !

***

Trois jours avaient passé. Robyn devait avouer qu’il n’était pas mécontent de son séjour à Bressilian. Il s’était rapidement lié d’amitié avec Aldrick, avec qui il partageait sa tente. Les deux garçons passaient leurs journées ensemble à s’exercer au tir à l’arc au milieu d’autres adolescents avec qui Robyn avait fait également connaissance. Ses premières tentatives avaient été catastrophiques et il s’était réveillé le lendemain avec d’affreuses courbatures aux bras et aux épaules, qu’un sortilège-guérisseur avait fait disparaître. Mais il avait persévéré et Alrick s’était avéré être très bon professeur. Robyn n’allait certainement pas atteindre le milieu de la cible comme lui, mais il pourrait au moins se vanter de savoir décocher une flèche.

Chaque soir avait lieu un grand repas avec la famille d’Adanedhel et les notables de Bressilian, sur la place devant le velum. Les nuits étaient plutôt fraîches à Brésol, mais l’immense feu de joie apportait suffisamment de chaleur pour que tout le monde puisse rester dehors. De toute manière, Robyn ne craignait pas le froid. Entre son enfance dans la glaciale forteresse de marbre noir de Tira Zlin et sa survie dans la nature après l’effondrement des clans de l’Ombre, il avait dû s’endurcir.

Après les festivités du premier soir, Aldrick l’emmena rencontrer ses amis, qui avaient tous entre dix-sept et vingt ans, et si l’on oubliait le fait que la moitié de leur corps était celui d’un cheval, ils étaient des adolescents comme les autres avec qui Robyn s’entendit très bien. Il ne croisa qu’une fois Nadeshda, qui ne passa au velum que pour hurler à son père de la laisser respirer avant de disparaître dans le village.

Dans leur tente le soir, Aldrick et Robyn apprirent à se connaître. Ils parlèrent de leur vie, de leur passé, de leurs doutes. Aldrick confia à son nouveau colocataire la pression qui pesait sur ses épaules en tant que beau-fils du roi Adanedhel, mais également à cause de son don pour le tir à l’arc. De nature plutôt réservée, il avait du mal à supporter d’être le centre de l’attention lors de ses entraînements quotidiens. Hormis cela, il semblait de pas avoir de mal à s’entendre avec son beau-père, qui ne cachait pas sa fierté envers lui.

Robyn lui parla de sa nouvelle vie au palais de Tirith, d’Abby, Maxwell, Kurt et Faniyael avec qui il était vite devenu ami, de Blake, avec qui il ne pourrait sans doute jamais s’entendre. Il hésita à mentionner son enfance à Tira Zlin, mais il se sentait tellement en confiance avec Aldrick qu’il finit par tout raconter. Le jeune centaure l’écouta, mais il n’émit aucun jugement. Les clans de l’Ombre étaient quelque chose de plutôt étranger à Brésol et il avait du mal à réaliser à quel point le règne de Lord Angel avait été néfaste pour Tar-Minyatur.

Les deux garçons ne se connaissaient pas depuis très longtemps, mais une amitié était en train de naître entre eux, et Robyn devait avouer qu’il n’en était pas mécontent.

En ce troisième jour à Bressilian, tous les deux étaient, comme la veille et l’avant-veille, au milieu du terrain d’entraînement. Aldrick avait continué de montrer à son élève comment tirer convenablement, et Robyn parvint à toucher la cible au moins une fois. Après une pause déjeuner bien méritée, le sorcier avait proposé à son ami de changer d’exercice et de s’entraîner à l’épée. Aldrick avait hésité, peu habitué à cette arme, mais il avait fini par accepter et leur avait dégoté deux glaives d’échauffement.

Robyn se montra cette fois-ci meilleur que lui et il parvint deux fois de suite à désarmer son adversaire, qui pourtant s’était bien battu. Alors qu’ils s’accordaient une pause, Robyn soupira, un gobelet d’eau entre les mains.

  – Dommage que je n’ai pas mon cheval. On serait au même niveau pour se battre, ça serait plus pratique.

Aldrick écarquilla les yeux et regarda autour de lui avec crainte.

  – Ne dis pas une chose comme ça ici ! siffla-t-il en se penchant vers Robyn pour que personne d’autre ne l’entende.

  – Quoi, qu’est-ce que j’ai dit ? s’exclama le jeune homme, dans l’incompréhension la plus totale.

  – Que tu voudrais un cheval, répondit Aldrick à voix basse. Les gens ici sont assez… sensibles sur le sujet.

  – Mais pourquoi ? s’étonna Robyn. Je n’ai rien dit de mal !

Aldrick soupira. Il fit signe à son ami de le suivre et tous deux rejoignirent le bord du terrain, désert. Le jeune centaure s’assit en repliant ses quatre jambes sous son corps massif et Robyn l’imita en s’installant sur un gros rocher. Il avait les sourcils froncés et attendait des éclaircissements.

  – Alors ? Qu’est-ce qui se passe ?

  – Si tu ne veux pas t’attirer d’ennuis à Brésol, évite de dire que tu montes à cheval, répondit Aldrick, toujours à mi-voix. Mon peuple est… comment dire, très susceptible de ce côté-là.

Robyn ouvrit des yeux surpris.

  – Oh vraiment ? Je suis désolé, je ne savais pas, je…

  – Ne t’excuse pas, répliqua Aldrick en levant la main. Je ne suis pas comme ces idiots qui prennent la mouche dès qu’un humain dit quelque chose de ce genre. Mais il ne vaut mieux pas que les autres sur le terrain t’entendent. Si ça remontait aux oreilles de mon beau-père, ça risquerait d’aller mal pour toi.

  – Mais pourquoi est-ce qu’ils sont aussi susceptibles ? voulut savoir Robyn. Que je sache, les centaures n’ont jamais servi de monture aux humains. Et les chevaux sont une toute autre espèce.

Aldrick soupira d’un air blasé et il haussa les épaules.

  – Je ne cherche même plus à comprendre. Je crois qu’Adanedhel a un problème avec ton peuple, mais je ne sais pas trop pourquoi. Il semble persuadé qu’un jour, les humains forceront les centaures à leur servir de montures, ce qui est totalement stupide. Je pense que nous sommes assez grands pour nous défendre si ça devait arriver. Et je ne vois pas du tout pourquoi une telle chose devrait arriver, surtout.

  – Mais oui, où est-ce qu’il est allé chercher une idée pareille ? s’exclama Robyn, interloqué. Oh, peut-être que le fait que Blake l’ait traité de poney la dernière fois ne lui a pas plu…

  – Ah oui, il en parle encore, s’esclaffa Aldrick. Ça l’a beaucoup vexé. Personnellement, ça me fait bien rire. Mais je crois que son aversion était antérieure. Enfin, je n’en sais pas plus, il ne se confie pas beaucoup, même à sa famille.

  – C’est dommage qu’il soit braqué comme ça contre mon peuple, soupira Robyn. D’autant que ça ne me viendrait jamais à l’esprit de vouloir monter sur le dos d’un centaure. Vous n’êtes pas des animaux, vous êtes… des gens, quoi !

Aldrick sourit à son ami.

  – Content que tu voies les choses comme ça. Mais mon beau-père, et la plupart des Brésoliens en fait, pensent le contraire. Enfin bon, je te dis tout ça pour éviter de… Oh, regarde, c’est la fille dont je t’ai parlé !

Son brusque changement de ton surprit Robyn, qui releva vivement la tête et suivit la direction qu’il lui indiquait. À plusieurs dizaines de mètres, une jeune fille, qui devait avoir comme Aldrick dix-neuf ans, venait d’entrer sur le terrain d’entraînement, un arc à la main. Même de loin, Robyn put voir qu’elle était d’une grande beauté. Elle portait, comme presque tous ses congénères, les cheveux bruns et longs, et elle les avait attachés en coque qui dégageait son visage. Elle portait une courte tunique à légères bretelles qui laissaient voir ses bras fins mais musclés, à la peau cuivrée. Son corps de cheval était noir et elle portait dans son dos un carquois rempli de flèches. D’une démarche déterminée, elle s’avança au milieu du pré pour venir se positionner en face de l’une des cibles. Sur l’herbe verte, une vingtaine de balises blanches avaient été posées devant, chacune espacée par un mètre de sa voisine.

Lors de l’une de leurs discussions nocturnes, Aldrick avait parlé à Robyn de cette fille, Lyra, qui ne le laissait pas indifférent. Ils avaient été opposés l’un à l’autre pour la finale du dernier concours de tir à l’arc, et elle avait failli battre Aldrick, qui devait reconnaître être impressionné par ses talents de tireuse.

  – Et donc, tu ne lui as jamais parlé ? demanda Robyn en regardant Lyra se préparer sur le terrain.

  – Non, jamais, geignit Aldrick. À chaque fois que je pourrais, je me dégonfle, c’est affreux.

  – Pourtant, vous partagez le même talent pour le tir à l’arc, fit remarquer le jeune homme, vous devriez avoir de quoi parler !

  – Je sais, mais c’est plus fort que moi…

Aldrick se tut pour assister au tir de Lyra. La jeune fille saisit une flèche et banda son arc, l’air d’être infiniment concentrée. Le soleil de la fin d’après-midi, en partie caché par de gros nuages gris qui étaient apparus dans la journée, brillait derrière elle tandis qu’une légère brise soulevait quelques mèches de ses cheveux sombres. Lyra fixa sa cible, les sourcils froncés. Le temps parut s’arrêter autour d’elle alors que la plupart de personnes présentes sur le terrain l’observaient.

Et la flèche partit. Robyn ouvrit des yeux impressionnés en la voyant se ficher en plein centre de la cible.

  – Effectivement, le score a dû être serré au concours, remarqua-t-il.

  – Tout à fait, confirma Aldrick sans quitter Lyra des yeux. Elle est tellement incroyable.

Il avait dit ces mots d’une voix béate, ce qui lui valut un regard moqueur de Robyn.

  – Attention à ne pas trop baver non plus, ricana-t-il.

Aldrick lui lança un regard mi-accusateur, mi-penaud, et il lui donna un petit coup de poing sur l’épaule.

  – Te moque pas, grommela-t-il. Je n’ai jamais été à l’aise avec les filles, c’est trop compliqué de leur parler.

  – M’en parle pas, soupira Robyn.

Aldrick le regarda d’un air inquisiteur.

  – Oh, alors comme ça, le grand Chevalier de Tirith connaît lui aussi ses difficultés amoureuses ?

  – Hein ? Pas du tout, je disais ça de manière générale !

  – C’est ça, c’est ça, tu es devenu tout rouge, s’esclaffa Aldrick. Comment elle s’appelle ?

  – Je ne vois pas de quoi tu parles, répliqua Robyn, la voix teintée de mauvaise foi.

  – Mais oui, bien sûr ! Allez, c’est une fille de Tirith ?

Robyn jeta un regard las vers son ami et il soupira.

  – Oui, c’est une fille de Tirith. Mais ça ne sert à rien d’en parler, c’est une histoire qui ne se fera jamais.

Il avait dit ces mots avec une amertume qui fit froncer les sourcils d’Aldrick.

  – Oh, pourquoi ? Parce que tu n’oses pas lui parler ?

  – Non, elle a déjà quelqu’un dans sa vie.

  – Aïe.

  – Comme tu dis, fit Robyn avec un triste sourire.

  – Tu es sûr que c’est du solide entre eux ?

  – Oh que oui. S’ils devaient rompre un jour, j’en serais le premier surpris ! Et puis, ils sont tous les deux mes amis, alors je ne leur souhaite pas de malheur…

Aldrick observa le jeune homme avec compassion. Peu de gens étaient capables d’une telle sagesse quand il était question d’amour. Il posa sa main sur l’épaule de son ami et lui sourit.

  – Ne t’inquiète pas, je suis sûr que tu trouveras quelqu’un d’autre. Tu es encore jeune, tu as le temps. Et un Chevalier, ça doit plaire aux filles.

  – Oui, sans doute, répondit Robyn avec un sourire amusé.

Il pensa à Alaïs, qui ne cessait de lui envoyer des messages depuis qu’ils s’étaient rencontrés dans les Lymbes. Si une princesse aussi belle qu’elle était capable de succomber à ses charmes, peut-être qu’une Tirithienne s’intéresserait à lui un jour. Mais il doutait d’arriver à oublier celle qui faisait battre son cœur depuis maintenant huit mois.

Soudain, un mouvement sur le côté du terrain le sortit de ses pensées. Une trentaine de centaures avançaient en file indienne en direction de la place centrale du campement. Chacun portait plusieurs seaux dans les mains, et sur leurs corps de chevaux étaient accrochées des outres visiblement pleines d’eau.

  – Qu’est-ce qui se passe là-bas ? demanda Robyn.

Aldrick, qui dévorait Lyra du regard, tourna à regret la tête vers la direction que son ami lui indiquait.

  – Oh ça ? C’est la patrouille de l’eau.

  – La patrouille de l’eau ?

  – Oui, la source du campement s’est asséchée depuis quelques semaines, expliqua le centaure. La patrouille de l’eau va chercher chaque jour de quoi nous abreuver. La rivière est à six ou sept kilomètres d’ici.

Robyn fronça les sourcils.

  – Pourquoi la source s’est asséchée ? En février, c’est assez étrange.

Aldrick haussa les épaules.

  – Aucune idée. L’eau venait de sous terre, on ne peut pas voir ce qui la bloque. Mon beau-père envisageait de faire déplacer Bressilian vers la rivière, mais le temps que ça se décide avec le Conseil des Anciens, on a le temps de mourir de soif, si tu veux mon avis !

***

Cette nuit-là, Robyn ne parvint pas à trouver le sommeil. Après s’être tourné et retourné dans tous les sens sur son futon, il avait fini par se lever. Aldrick, qui dormait profondément, étalé de toute sa longueur sur son propre matelas, n’avait pas réagi. En silence, le jeune homme avait quitté la tente. À cette heure avancée de la nuit, le campement était complètement désert, sans le moindre bruit, et il y avait très peu de sources lumineuses.

Robyn fit quelques pas avant de se transformer en fumée. Il fila vers le ciel et s’éloigna des tentes. Il reprit forme humaine au milieu des prairies, là où il était sûr de ne croiser personne, et s’étendit dans l’herbe. Lors de sa cavale après l’effondrement des clans de l’Ombre, il faisait souvent cela la nuit. Il laissait son regard se perdre dans la voûte céleste et son imagination divaguer. À Brésol, la vue était encore plus spectaculaire qu’à Tirith. Des millions et des millions d’étoiles le surplombaient, lui donnant l’impression d’être minuscule. L’une d’entre elles, connue sous le nom de Joyau de Zarda, brillait tout particulièrement, non loin de la lune, presque pleine et d’une belle couleur argentée. Sûrement du fait de la proximité des monts Innasbalan, chargés de la magie des argonites qui les composaient, le ciel se colorait par endroit de bleu turquoise et de rose. Cela ressemblait à des aurores boréales, mais sous forme de nuages légèrement lumineux qui s’étalaient entre les astres. C’était à couper le souffle.

Robyn soupira sans détacher ses yeux des étoiles. Il repensait à sa conversation avec Aldrick, plus tôt dans la journée. Peu de gens savaient que son cœur appartenait à quelqu’un. À la réflexion, personne n’était au courant. Robyn s’entendait bien avec Aldrick, mais il se sentait incapable de se confier plus à propos de ses sentiments. D’autant que son aimée était connue sur tout le continent.

Abby. Il était tombé amoureux d’elle dès qu’il avait posé les yeux sur elle pour la première fois à Almasen Grim. C’était principalement pour elle qu’il avait définitivement tourné le dos aux clans de l’Ombre. Mais Abby aimait Kurt, et il savait que les choses ne changeraient pas. Il avait tout fait pour l’oublier, pour lutter contre ce qu’il ressentait, mais rien n’y faisait. La belle reine de Tirith hantait son esprit jour et nuit.

Il aurait bien partagé son secret avec quelqu’un, pour s’alléger de ce fardeau qui pesait sur son cœur depuis l’an dernier, mais quelque chose le bloquait à chaque fois. Le jeune homme poussa un nouveau soupir et croisa ses bras derrière sa tête. Persuadé qu’il ne trouverait pas le sommeil cette nuit-là, il demeura allongé au milieu des herbes folles, le regard rivé sur le ciel et ses pensées dérivant vers celle qu’il aimait.

Le lendemain, il se présenta au petit déjeuner avec la mine maussade et de gros cernes sous les yeux. Sentant que son ami était de mauvaise humeur, Aldrick choisit de ne pas l’interroger pour éviter d’aggraver la situation. Les deux garçons prenaient le chemin du terrain quand ils aperçurent au loin la patrouille de l’eau qui partait, chargée de seaux et d’outres vides.

  – Ils vont devoir faire trois allers-retours aujourd’hui, commenta Aldrick. Je n’aimerais pas être à leur place.

Robyn fronça les sourcils.

  – Il doit y avoir quelque chose à faire quand même, dit-il.

  – J’en doute, répliqua le jeune centaure. Viens, je vais te montrer.

Robyn emboîta le pas à son ami, qui le conduisit dans une zone du campement qu’il n’avait pas encore visitée, légèrement à l’écart des tentes. Un grand bassin rond, d’une dizaine de mètres de circonférence, avait été creusé et était bordé de grosses pierres. Il était complètement vide et son fond était desséché. Un gros trou, d’une vingtaine de centimètres de largeur, se trouvait en son centre et menait aux entrailles de la terre, et probablement à la source tarie.

  – Tu vois, fit Aldrick, les poings sur les hanches. Je ne vois pas comment on pourrait arranger ça. C’est probablement un bouchon qui empêche l’eau de passer, mais la source est à plusieurs centaines de mètres sous le sol, si ce n’est plus.

Robyn enjamba le bord du bassin et il s’approcha du trou, à côté duquel il s’accroupit. Aldrick le rejoignit, sans pour autant se pencher.

  – C’est quand même curieux, marmonna-t-il. Une source ne se tarit pas comme ça du jour au lendemain.

  – C’est sûr, soupira Aldrick. Mais à moins de faire la taille d’un bébé unseelie, je doute qu’on puisse savoir ce qui s’est passé.

Robyn redressa brusquement la tête, le visage illuminé par une idée.

  – Pas besoin d’en arriver là ! s’exclama-t-il.

  – Euh, comment ça ? demanda Aldrick, interloqué.

  – Tu vas voir. Je reviens dès que possible !

Sans donner plus d’explications à son ami, Robyn se releva et il se changea en fumée noire. Le centaure eut un léger sursaut et il recula d’un pas, impressionné. Robyn descendit vers le sol et il entra dans le trou, qui l’avala. L’obscurité était totale, mais lorsqu’il adoptait sa forme immatérielle, le jeune homme pouvait voir partout comme en plein jour. Contrairement à ce qu’il pensait, le tunnel ne descendait que sur trois ou quatre mètres avant de devenir horizontal. Perplexe, il continua de le longer alors qu’il devenait une pente douce. Un véritable labyrinthe souterrain s’offrait à lui et il commençait à se demander jusqu’où il allait quand il déboucha soudainement dans une gigantesque grotte plongée dans la pénombre. Curieusement, bien que la caverne fût loin sous la surface, il semblait y avoir une légère lumière qui faisait luire les roches humides. Robyn reprit sa forme humaine et il s’avança vers l’une des parois, qu’il frôla du bout des doigts. La pierre était phosphorescente et une lumière bleutée presque surnaturelle en émanait.

Le sorcier détourna ses yeux du mur de la grotte et il regarda autour de lui. Il ne doutait qu’il était loin sous la terre, mais il n’avait aucune idée de l’ordre de grandeur. La caverne était immense, tellement immense qu’il peinait à en voir le bout. Le sol était couvert d’eau qui lui arrivait aux chevilles et partout, des stalactites et des stalagmites rendaient plutôt difficile sa progression. Avec précautions, le jeune homme avança entre les lances acérées et continua d’explorer la grotte. Il se doutait qu’elle devait, auparavant, être totalement immergée, de manière à ce que l’eau puisse remonter le long du tunnel et remplir le bassin de Bressilian.

Soudain, un grognement le figea sur place. Il n’était pas seul. Craignant ce qu’il allait trouver, Robyn se changea de nouveau en fumée pour poursuivre son avancée. Grand bien lui en prit, il eut un mouvement de panique en voyant une gigantesque silhouette arriver vers lui. Un léviathan, le plus énorme qu’il eût jamais vu de sa vie, s’approcha en rampant. Il ressemblait à un crocodile, sans pattes arrière, avec un corps plus long et une peau aussi dure que le métal d’un gris bleuté. L’immonde créature huma l’air tout en regardant autour d’elle, et Robyn se surprit à bénir son don qui le rendait invulnérable.

Ne voyant rien, le léviathan fit péniblement demi-tour et retourna vers le fond de la grotte. Robyn le suivit en restant le plus haut possible pour éviter d’attirer son attention. La bête se traîna dans l’eau stagnante jusqu’à une profonde crevasse, dans laquelle elle se glissa, laissant uniquement dépasser le bout de sa queue. Doucement, Robyn descendit du plafond pour mieux observer l’ouverture. Un grondement perpétuel en montait, sans provenir du léviathan. Il ne fallut pas longtemps au jeune homme pour comprendre.

Le léviathan avait obstrué la source.

Il avait déjà lu par le passé des livres sur la faune de Tar-Minyatur. Les léviathans avaient la fâcheuse habitude d’installer leurs nids dans les points d’eau, qu’ils colmataient avec des rochers pour avoir un coin frais et humide. Il ne faisait aucun doute que cet énorme saurien avait jeté son dévolu sur la caverne souterraine de Bressilian. Maintenant, il allait falloir le déloger.

Ne pouvant agir dans l’immédiat, et n’ayant de toute façon pas d’idée sur quoi faire, Robyn fit demi-tour pour regagner la surface. Il longea l’interminable tunnel et reparut enfin à l’air libre. À sa grande surprise, Aldrick n’était plus seul. Adanedhel se tenait à ses côtés, ainsi que plusieurs gardes, dont Aiden. Tous sursautèrent en voyant l’épais nuage de fumée noire jaillir du sol. Robyn reprit forme humaine au milieu du bassin vide, ses bottes à bouts métalliques claquant contre le sol de pierre.

  – Robyn ! s’exclama Aldrick en se précipitant vers lui. Je commençais à m’inquiéter !

  – J’ai trouvé le problème ! s’écria le jeune homme. Ce n’est pas un bouchon qui empêche l’eau de passer, c’est un léviathan !

Les centaures le regardèrent, interloqués.

  – Un léviathan ? répéta Adanedhel en haussant un sourcil. Comment est-il entré dans la source ? C’est bien trop étroit !

  – Je pense qu’il est venu par une autre entrée, dit Robyn. En tout cas, il a construit son nid à l’endroit où l’eau jaillissait dans une immense caverne. C’est lui qui bloque l’eau !

Adanedhel avait l’air stupéfait. Mais bien vite, son visage s’assombrit.

  – C’est très embêtant, dit-il. Comment pouvons-nous nous débarrasser d’une telle créature ? À part toi, personne ne peut entrer dans cette caverne.

  – Je pourrais emmener quelqu’un avec moi en utilisant mon pouvoir, répondit Robyn. Mais il y a tellement de stalagmites partout, c’est impossible de circuler correctement.

  – Et il ne serait pas judicieux de tuer le léviathan dans la grotte, intervint Aiden en croisant les bras sur sa poitrine. Son sang empoisonnerait notre eau et le résultat serait le même, nous n’aurions rien à boire.

Robyn fronça les sourcils et se mit à marcher en réfléchissant.

  – De toute façon, tuer une bête de cette taille serait assez difficile, raisonna-t-il. Non, il faudrait la faire sortir…

Aiden lui lança un regard méprisant.

  – Encore une fois, cela semble impossible, répliqua-t-il.

Robyn ignora l’intonation sarcastique de sa voix et il regarda autour de lui. Une idée venait de germer dans son esprit.

  – Il faut que je m’entraîne, dit-il simplement.

Sans rien ajouter, il sortit du bassin et s’éloigna à grands pas sous les regards dubitatifs des centaures. Alors qu’il regardait autour de lui pour trouver ce qu’il cherchait, il entendit un bruit de galop dans son dos. Il allait se retourner, mais Aldrick le dépassa pour s’arrêter devant lui.

  – Tu aurais pu m’attendre ! accusa-t-il.

  – Désolé. Je n’avais pas envie de rester discuter avec Aiden, il est trop condescendant.

Aldrick grimaça.

  – C’est pas faux. C’est à cause des gens comme lui que les centaures ont mauvaise réputation sur le reste du continent.

Robyn esquissa un sourire.

  – Ne t’en fais pas, je dirai aux autres humains que ton peuple est cool.

  – C’est gentil. Qu’est-ce que tu fabriques ? C’est quoi cette histoire d’entraînement ?

  – Il faut que je trouve quelque chose qui fait plus ou moins la même taille que le léviathan. Je dirais huit ou neuf mètres.

  – Il était si grand que ça ? s’étouffa Aldrick. C’est un mastodonte !

  – Eh oui, soupira Robyn. Ça ne va pas me faciliter la tâche.

  – Comment ça ? demanda son ami en fronçant les sourcils. Aiden a dit qu’on ne pouvait pas le tuer.

  – Je ne vais pas le tuer, répliqua le sorcier. Je vais le changer en fumée avec moi pour le faire sortir.

Aldrick écarquilla les yeux.

  – Tu peux le faire ? Je veux dire, une personne, je veux bien, mais un léviathan de huit mètres de long ? Ça doit être lourd à transporter, non ?

   – Certainement, soupira Robyn. D’où l’entraînement. Il me reste quatre jours ici, et je compte les utiliser à bon escient.

***

Les deux jours qui suivirent, Robyn ne cessa de s’entraîner. Lui et Aldrick se rendaient en pleine forêt, à quelques minutes de marche de Bressilian. Ils avaient déniché un énorme tronc qui semblait correspondre aux dimensions du léviathan, et sans relâche, Robyn se changeait en fumée en essayant de dissoudre avec lui l’arbre mort, sans succès. Alors qu’il s’énervait à force d’essuyer les échecs, Aldrick lui proposa une pause, ce qu’il accepta.

  – J’en ai marre, soupira Robyn en se laissant tomber sur un rocher. Je n’y arriverai jamais.

  – Rien ne t’oblige à continuer, raisonna Aldrick en lui tendant une gourde. On peut continuer de fonctionner avec la patrouille de l’eau.

  – Non, tempêta le jeune homme. Je veux vous débarrasser de ce léviathan. Maintenant que je l’ai vu… Le rôle d’un Chevalier de la Table Ronde est d’aider les peuples de Tar-Minyatur, et je compte bien m’en montrer digne !

  – Alors, arrête de t’obstiner, répondit Aldrick. Dans mon peuple, on a coutume de dire que plus on s’obstine, moins on atteindra son objectif. Il faut presque baisser les bras, jeter l’éponge, pour réussir. C’est comme ça que j’ai atteint mon niveau en tir à l’arc. Je pensais ne jamais décocher correctement une flèche. Et regarde où j’en suis maintenant !

Robyn ne répliqua pas, les yeux fixés sur sa gourde. Son ami n’avait pas tort. Peut-être qu’il insistait trop, ce qui empêchait son pouvoir de se libérer totalement. Après quelques minutes de repos, il se leva et s’approcha du tronc d’arbre. Il s’était débarrassé de sa veste et il ne portait qu’un simple tee-shirt noir à manches courtes. On pouvait deviner quelques cicatrices sur ses bras, mais Aldrick ne lui avait posé aucune question, à son grand soulagement.

Face à sa cible, Robyn s’arrêta et ferma les yeux. Il savait ce qu’il devait faire. Il l’avait déjà fait sur d’autres humains. Un tronc d’arbre, ou un léviathan, dans le fond, ce n’était pas bien différent. Il inspira profondément, laissant sa magie se répandre dans tout son corps. Puis, il se dématérialisa. Aldrick vit la fumée noire foncer vers l’arbre mort, le frôler, et soudain, celui-ci disparut à son tour, grossissant le nuage sombre qui s’éleva à quelques mètres du sol avant de redescendre. Le tronc fut le premier à réapparaître, s’écrasant lourdement contre le sol de la forêt, vite suivi par Robyn, qui atterrit sur ses pieds à côté.

  – Oui ! s’écria Aldrick. Tu as réussi !

Robyn appuya ses mains contre ses cuisses, à bout de souffle.

  – C’était épuisant, haleta-t-il. Mais je n’y croyais plus ! Merci pour ton conseil, ça m’a beaucoup aidé.

  – Tant mieux si je peux donner un coup de main, sourit Aldrick. Qu’est-ce que tu vas faire maintenant ? Aller directement dans la grotte ?

Robyn se redressa et secoua la tête.

  – Non, il me reste une journée avant que Galaad vienne me chercher, je vais m’entraîner encore. En bas, je n’aurai droit qu’à un essai avant que le léviathan me repère, je ne peux pas me permettre de rater.

Il amorçait un pas vers le tronc, mais il baissa les yeux vers son ventre et grimaça.

  – Mais avant, on va manger. Ça m’a vidé de toutes mes forces !

***

Le moment tant attendu était arrivé. Robyn se tenait devant l’ouverture de la source, respirant profondément pour se détendre. Aldrick était à ses côtés, bien entendu, ainsi que le roi Adanedhel et une bonne cinquantaine de gardes armés. Après avoir longé les tuyaux avec son passager, Robyn serait certainement épuisé et il ne pourrait éloigner le léviathan. Les centaures prendraient le relais pour tuer ou faire fuir la créature.

  – Ça va aller ? s’enquit Aldrick. Tu es sûr de pouvoir y arriver ?

Robyn tenta de sourire pour le rassurer, mais il ne fit qu’un rictus maladroit.

  – Mais oui ! Il faudra bien. J’espère… Bref, il faut que j’y aille.

Le jeune homme se tourna vers Adanedhel, qui l’observait, les bras croisés. Rêvait-il ou y avait-il une légère lueur inquiète dans le regard du roi ?

  – Je pense que je devrais en avoir pour une bonne demi-heure, estima-t-il. Le temps de descendre, d’attraper le léviathan et de remonter avec lui. Tenez-vous prêts à le repousser, il est vraiment énorme !

  – Ne t’en fais pas, j’ai tout prévu, répondit Adanedhel. Ne t’occupe que de le ramener, nous ferons le reste. Bon courage, Robyn de Tirith.

Robyn lui adressa un signe de tête pour le remercier, puis, après un dernier regard échangé avec Aldrick, il se changea en fumée et disparut dans le sol. Maintenant qu’il connaissait le chemin, la route jusqu’à la caverne lui parut beaucoup plus rapide, ce qui le rassura pour le retour. Une fois en bas, il ne perdit pas de temps et il traversa toute la grotte jusqu’à l’endroit où le léviathan avait installé son nid. Le cœur battant, il reprit forme humaine. Le bruit de ses bottes heurtant le sol résonna contre la pierre. Hormis cela, un silence pesant régnait dans le souterrain.

À pas prudents, Robyn s’approcha de la crevasse en essayant de faire le moins de bruit possible. Malgré l’obscurité, il ne put que constater l’évidence : le léviathan n’était pas là. Il allait faire demi-tour, mais un grondement résonna juste derrière lui. Il voulut se retourner, mais quelque chose le heurta de plein fouet dans le dos, le projetant en avant dans la crevasse. Il eut tout juste le réflexe de se changer en fumée juste avant de toucher le sol, ce qui lui sauva probablement la vie. Il vit avec horreur deux énormes mâchoires claquer dans le vide, là où il se trouvait une seconde plus tôt. Le léviathan poussa un grognement de frustration et il enfonça son museau dans la crevasse à la recherche de Robyn. Encore sous le choc, le jeune homme ne bougea pas, regardant avec horreur les dents presque aussi longues que son avant-bras qui dépassaient de la gueule du monstre, assez large pour qu’un humain puisse y entrer entièrement. Il ne comprenait pas qu’une telle créature de cauchemar puisse exister.

Le jeune homme reprit vite ses esprits et il se glissa hors du nid du léviathan. Celui-ci s’agitait, perplexe d’avoir perdu sa proie. Il était encore plus gigantesque que dans les souvenirs de Robyn. Il reprit forme humaine suffisamment loin de la bête et il inspira profondément pour se donner du courage. Il ne pouvait pas reculer. Il s’élança en courant. Ses bruits de pas résonnèrent dans la grotte, faisant lever le museau au léviathan. Il voulut tourner la tête vers la source du bruit, mais avant qu’il ne puisse extirper sa grosse tête de la crevasse, Robyn bondit en avant et enlaça l’extrémité du monstre. Il ferma les yeux et se transforma. Son corps se fondit en une épaisse fumée noire. Le léviathan eut tout juste le temps de pousser un glapissement de surprise avant de subir le même sort.

Il avait réussi.

Sans perdre de temps, Robyn fila vers la sortie. Il devait fournir un effort considérable pour ne pas lâcher le léviathan et demeurer sous sa forme immatérielle. Le trajet du retour sembla durer des heures. À chaque seconde, Robyn craignait de lâcher sa magie et de reprendre forme humaine, ce qui l’aurait fait mourir dans d’atroces souffrances, écrasé par les parois de pierre. Et, au bout d’un temps infini, il put enfin émerger à la lumière. Il ne put tenir plus longtemps et il se retransforma, à peine sorti du tuyau, avant de s’effondrer sur le sol, derrière le léviathan. Il eut tout juste le temps d’entendre Adanedhel crier un ordre à ses soldats avant de perdre connaissance, à bout de force.

***

Il faisait nuit quand Robyn revint à lui. Il était étendu sur son lit, la couverture sur lui. La lampe à huile posée près du matelas était allumée et projetait une lumière orangée et tamisée dans la tente. Le jeune homme se redressa en se frottant la tête. Il ne pensait pas s’évanouir en reprenant sa véritable forme. Il fallait dire qu’il n’avait jamais autant utilisé son don.

Il tourna la tête vers le lit d’Aldrick et vit que celui-ci était vide. Sans avoir la moindre idée de l’heure qu’il pouvait bien être, Robyn sortit de son lit et se mit sur ses pieds. Il se sentait totalement épuisé, mais il voulait savoir ce qui s’était passé. Les centaures étaient-ils venus à bout du léviathan ?

Le jeune homme sortit de la tente et regarda autour de lui. Les allées étaient désertes, bien qu’encore éclairées. Un coup d’œil rapide aux étoiles lui indiqua qu’il était presque minuit. Le cœur serré par l’inquiétude, il s’éloigna pour essayer de trouver Aldrick. C’est en approchant du velum d’Adanedhel qu’il entendit des voix. Robyn accéléra le pas et entra dans la tente royale. Aussitôt, tout le monde se tut et se tourna vers lui.

  – Robyn ! s’exclama Aldrick en s’avançant vers lui. Tu es enfin réveillé !

  – Oui, je… Le léviathan, il est…

  – Mort, dit Adanedhel en s’approchant à son tour. Ce fut un long combat, mais nous en sommes venus à bout.

  – Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda Robyn. Je ne me rappelle de rien du tout…

  – Tu t’es évanoui dès que tu as lâché le léviathan, expliqua Aldrick. J’ai bien cru un instant que tu étais mort, tellement tu étais pâle !

  – Je crois que j’avais surestimé mes forces, avoua le jeune homme. Plusieurs fois, j’ai failli lâcher prise dans le tunnel.

  – Heureusement que tu ne l’as pas fait, fit Aldrick en écarquillant les yeux. J’ai réussi à te mettre sur mon dos et je t’ai emmené vers le village pendant que les autres s’occupaient du léviathan.

  – La bête était furieuse, poursuivit Adanedhel. Et je dois le reconnaître, aucun d’entre nous n’avait déjà vu un monstre de cette taille ! Nous avons dû nous battre pendant longtemps, presque deux heures. Il ne voulait pas fuir, il revenait à la charge tout le temps. Et finalement, nous avons réussi à l’abattre.

  – Il n’y a pas eu de blessés ?

  – Si, quelques-uns, mais rien que les sorts guérisseurs ne puissent soigner. Et nous n’avons aucun mort à déplorer.

Robyn poussa un soupir de soulagement. Déjà qu’il n’avait pas pris part au combat, il se serait senti atrocement coupable si l’un des Brésoliens était mort sous les griffes du léviathan.

Adanedhel le fixa un instant avant de s’éclaircir la gorge, visiblement embarrassé.

  – Il semblerait que tu aies résolu un gros problème qui nous paraissait insoluble, déclara-t-il. Maintenant que le léviathan n’est plus dans la source, l’eau va pouvoir s’écouler correctement. Et tout cela, c’est à toi, Robyn, que nous le devons.

Le roi s’avança jusqu’au jeune homme et se pencha en avant pour poser une main sur son épaule.

  – Le peuple des centaures sera… Comment dire… Je sais que nous ne sommes pas… Enfin, je… Raah, Robyn, ce que j’essaye de te dire, c’est que je te suis très reconnaissant pour ce que tu as fait pour nous.

Robyn écarquilla les yeux.

  – Pardon ? fit-il.

De toute sa vie, jamais il n’avait entendu le roi Adanedhel remercier un être humain. Quand Blake apprendrait qu’une telle chose était arrivée, il serait certainement vert de jalousie.

  – Tu as très bien entendu, grommela le souverain en fronçant les sourcils. Tu as rendu un immense service à Bressilian, et pour ça, je t’offre ma reconnaissance éternelle. Et tu seras toujours le bienvenu ici, à Brésol, quoi qu’il arrive entre nos deux peuples. Tu seras pour nous le Chevalier de l’eau, celui qui aura rendu à notre village la source même de la vie. Merci, Robyn de Tirith.

Le jeune homme n’en revenait pas. C’était plus qu’il n’en espérait. Il n’avait pas retiré le léviathan de la source pour la gloire ou les honneurs, et il devait avouer qu’il ne s’attendait pas au moindre remerciement de la part des centaures, bien trop fiers. Entendre ces paroles de la bouche du roi Adanedhel était pour le moins surprenant. Un coup d’œil vers Aldrick, qui arborait un large sourire satisfait, lui fit comprendre que son ami n’était pas étranger à cette démonstration de reconnaissance et Robyn lui adressa à son tour un sourire.

Robyn était le premier surpris. Il ne pensait pas que son séjour à Brésol se déroulerait ainsi, mais il ne pouvait le nier, il ne regrettait pas d’être venu.

***

Le moment des adieux fut vite venu. Avant de partir, Robyn avait récupéré suffisamment de forces pour retourner dans la grotte et dégager l’origine de la source grâce à un sortilège explosif. Le nid du léviathan avait volé en éclat et l’eau avait pu de nouveau jaillir dans le bassin de Bressilian. Le jeune homme avait passé le reste de sa dernière journée avec Aldrick, à se promener dans la ville et dans les bois alentours. Hormis les gardes qui étaient bien trop fiers pour cela, tous les centaures qu’ils avaient croisés avaient chaleureusement remercié Robyn. Les membres de la patrouille de l’eau, particulièrement, étaient très reconnaissants au sorcier de les avoir débarrassés de leur pénible tâche quotidienne.

Le soir, un grand festin eut lieu sur la place devant le velum, en l’honneur de Robyn, qui sentait son cœur se réchauffer. Il était heureux de retourner à Tirith pour retrouver ses amis, mais il serait bien resté plus longtemps à Bressilian, où il se sentait bien, et accepté.

Galaad fut là assez tôt le matin. Il fut surpris de ne voir que le roi Adanedhel.

  – Robyn ne devrait pas tarder, lui fit-il savoir, il est parti s’entraîner une dernière fois au tir à l’arc.

Le chef des Chevaliers ne cacha pas sa surprise, à la fois à cause du réveil très matinal de son écuyer, mais également par le fait qu’il ne soit pas prêt à fuir Brésol, où il n’avait aucune envie de mettre les pieds. Il se demandait bien ce qui avait pu se passer durant cette semaine.

De son côté, Robyn était au milieu du terrain de tir avec Aldrick. Infiniment concentré, il fixait la cible devant lui. Il inspira à fond et lâcha sa flèche, qui fila à toute allure pour se planter sur le cercle de bois, à quelques centimètres du centre.

  – Bravo ! s’exclama Aldrick. Tu as vraiment fait des progrès depuis que tu es arrivé !

Robyn lui adressa un sourire en abaissant son arc.

  – C’est parce que j’ai un bon professeur.

Il leva le nez vers le ciel pour estimer l’heure et soupira.

  – On devrait y aller, Galaad ne va pas tarder à arriver.

  – Ça va me faire bizarre de ne plus partager ma tente, dit Aldrick. Tu reviendras nous voir, hein ?

  – Bien sûr ! Dès que ma formation de Chevalier sera terminée, promis, je viendrai à Bressilian. Qui sait, peut-être qu’il y aura de nouveaux léviathans à combattre.

Les deux garçons allaient sortir du terrain, mais Aldrick s’arrêta, le regard attiré par un mouvement. À quelques dizaines de mètres d’eux, Lyra marchait aux côtés d’une jeune fille de son âge, probablement, qu’elle écoutait calmement parler.

  – Tu veux bien me promettre quelque chose ? demanda Robyn en regardant à son tour Lyra.

  – Hum, ça dépend.

  – Après mon départ, va parler à Lyra.

Aldrick tourna vivement la tête vers son ami et le regarda avec des yeux ronds.

  – Tu veux rire ?

  – Pas du tout ! Il faut se lancer mon pote, ça n’avancera à rien de la regarder de loin. Tu préfères attendre que quelqu’un d’autre te passe devant pour aller la séduire ?

En imaginant un autre centaure faire la cour à Lyra, Aldrick fronça le nez. La jeune archère était tellement jolie que cela risquait effectivement d’arriver s’il ne se décidait pas à l’aborder. Alors, avec un soupir de résignation, il hocha la tête.

  – Je verrai ce que je peux faire.

  – Non, tu iras ! répliqua Robyn avec un grand sourire. Je veux un compte-rendu par épervier au palais de Tirith !

Aldrick plissa les yeux.

  – Tu ne lâches donc jamais ?

  – Jamais !

L’air déterminé de son ami finit par le faire sourire à son tour.

  – Bon, très bien, je te le promets, répondit-il en reprenant sa marche. Et de ton côté, tu auras intérêt à me donner des nouvelles !

  – Promis aussi, sourit Robyn.

Quand les garçons arrivèrent au velum, ils virent que Galaad était déjà arrivé, en grande conversation avec Adanedhel. Robyn alla récupérer ses affaires, qu’il avait préparées la veille, et le moment de partir arriva. Au grand étonnement du jeune homme, beaucoup de centaures étaient venus lui faire ses adieux. Tous le remercièrent encore pour ce qu’il avait fait, ce qui ne manqua pas de l’embarrasser. Adanedhel lui-même se montra bien plus amical qu’il ne l’avait jamais été et il l’invita à revenir quand il le souhaiterait dans la capitale de Brésol.

  – Eh bien, dit Galaad alors qu’ils s’éloignaient tous les deux du campement, on dirait que ton séjour s’est mieux passé que tu ne le pensais !

  – En effet, sourit Robyn. Les centaures ne sont pas aussi désagréables qu’ils le montrent d’habitude.

  – Tu vois ! On dirait même que le roi Adanedhel t’a à la bonne maintenant.

  – On dirait, s’esclaffa le jeune homme. Je crois que Blake va s’étouffer de jalousie !

Et c’est en entamant le récit de son séjour à Brésol que Robyn quitta Bressilian, laissant derrière lui de nouveaux amis et des souvenirs heureux pour occulter ceux de son sombre passé.


[1] Capitale de Brésol, siège du pouvoir royal
[2] « Salutations » dans la langue de Brésol

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